
Aujourd’hui, Reveka Papadopoulou nous raconte son parcours et son histoire dans le monde humanitaire : depuis sa première mission en Arménie, en passant par l’Amérique latine, la Grèce et enfin son poste de Présidente de Médecin Sans Frontières Suisse. Elle nous explique avec passion ses expériences et son point de vue sur l’aide humanitaire d’aujourd’hui.
Bonjour Reveka ! Pour notre première question pouvez-vous nous raconter vos premiers pas dans le monde humanitaire ?

Alors, j’ai l’habitude de dire que cela fait déjà un quart de siècle que je travaille pour une organisation, et que celle-ci va bientôt célébrer ses 50 ans. J’ai commencé au début des années 90, je crois que c’était en 93-94. Moi à la base je viens de Grèce, un pays avec des températures plutôt chaudes, et pour ma première mission, je suis partie dans un endroit vraiment froid, l’Arménie: il faut savoir que dans le sud des montagnes caucasiennes, la température descend jusqu’à -20°.
De cette première expérience, qu’est-ce qui a été le plus marquant pour vous?
J’ai plusieurs souvenirs en tête. Lors de mon premier départ en mission j’étais très inquiète. En effet je ne savais pas si j’allais devoir demander à des amis ou à ma famille de me prêter un peu d’argent: est-ce que j’allais être en mesure d’acheter ma propre nourriture et mes produits de base? Les organisations comme MSF sont très professionnelles: elles ne se contentent pas seulement de vous mettre dans un avion, mais vous préparent en amont pour que votre future mission se déroule au mieux, et vous permette ainsi de dispenser les meilleurs soins aux populations. Donc cette première expérience fût une très belle découverte.
Je m’éloigne un peu de la question, mais je tiens à aborder un autre point, pour le coup non lié à ma première expérience mais plutôt à mon parcours de plusieurs années passées dans différents rôles et avec diverses responsabilités comprenant des sujets très délicats à traiter. Exemple d’une de nos actualités brûlantes, celle de l’assistance aux migrants en mer Méditerranée orchestrée par SOS Méditerranée pour la recherche et les sauvetages, avec le concours de MSF pour la prise en charge médicale: certaines personnes contestent notre présence sur l’Ocean Viking (navire affrété par SOS Méditerranée). Ma première mission était atypique pour MSF, donc une des leçons que j’ai apprises rapidement et qui est toujours d’actualité, c’est de considérer à la fin de la journée ce qui est le plus important, ce dont les populations ont besoin. Travailler dans une ONG c’est aussi débattre sur divers sujets/projets. C’est vital, parce que sur le terrain, on ne défend pas l’organisation (ou l’institution ou la charte…) mais bien nos patients. L’organisation est la base qui nous guide, qui nous donne les outils afin que nous soyons le plus efficaces possible dans notre prise en charge médicale et psychologique.
La troisième chose, celle qui m’a le plus impressionnée, c’est le personnel local. En Arménie j’ai travaillé main dans la main avec des infirmières locales. Leur salaire à cette époque était ridiculement bas (environ 10 dollars par mois) et les conditions de vie et de travail étaient très difficiles. J’ai réalisé, à travers elles, que moi, jeune et peut-être un peu naïve, avec toute ma bonne volonté je n’allais pas adapter leur pratique à ma pratique occidentale. De quel droit je prétendais être là pour leur apprendre comment prendre en charge un enfant par exemple. C’est à nous de nous adapter: les choses sur lesquelles nous pouvons conseiller, guider sont les règles d’hygiène et d’asepsie par exemple. Et ça a été pour moi une grosse claque en plein visage, cela m’a obligée à être modeste, aborder les gens avec humilité, et ainsi apprendre beaucoup plus que ce que j’aurais pensé. Donc, mes collègues nationaux ont vraiment été pour moi la plus grande inspiration tout au long de ma carrière.

Pouvez-vous nous résumer votre parcours au sein de MSF ?
Depuis le tout début, c’était clair pour moi de choisir de ne pas choisir. Je me suis mise à disposition de l’organisation, sans prédilection pour tel ou tel pays. Je me suis donc rendue dans différents pays, immergée dans différents contextes, j’ai participé à divers projets MSF. Après l’Arménie, j’ai travaillé 2 ans en Palestine: deux ans de ma vie dans une prison ouverte comme j’ai l’habitude de dire. Ensuite je suis retournée dans les Balkans, pendant la guerre en ex-Yougoslavie, j’ai aussi passé quelques années en Amérique centrale. Là bas, en pleine pandémie de VIH dans les années 90, il a fallu apporter une réponse d’urgence et développer le premier programme anti VIH. Je pense qu’une fois encore cette situation, peut-être davantage que les autres, nous a amenés à reconsidérer le patient comme un partenaire et non pas comme un “réservoir à médicaments”. Je veux insister ici sur la difficulté à obtenir des médicaments de qualité et par conséquence sur la lutte que MSF mène depuis longtemps pour assurer l’accès aux traitements à un prix raisonnable au travers de la Campagne d’Accès aux Médicaments Essentiels. Par la suite, je suis partie au Moyen Orient, au début de la guerre d’Irak.
Et enfin, après toutes ces expériences, j’ai décidé de prendre une pause pour pouvoir faire un Master en Santé Publique: après 10 ans sur le terrain, j’avais besoin de vivre autre chose, des journées plus légères. Une fois mon master en poche, j’ai commencé à travailler, toujours pour MSF à Genève, mais cette fois dans le domaine opérationnel, puis j’ai retrouvé mon pays natal, la Grèce, en tant que directrice générale de MSF Grèce. Cette expérience fût très intéressante car c’était à la période de la crise financière de 2008 et le début de la crise migratoire.
Toutes ces expériences humaines et intenses m’ont beaucoup questionnée: je reste? Je pars? Depuis, toujours attachée à cette ONG, j’ai néanmoins décidé de changer ma relation avec MSF: de l’opérationnel (en tant que coordinatrice terrain, cheffe de mission…), j’ai été élue membre du Conseil Administratif de MSF. J’ai décidé de revenir à Genève, et travailler sur le problème de l’insécurité de nos personnels: en effet le travail sur le terrain est devenu de plus en plus complexe dans un environnement hostile, où le principe d’humanité est facilement oublié.
Quels sont vos plus grandes satisfactions dans votre travail?
C’est difficile de répondre à cette question. Aujourd’hui MSF continue d’engager des jeunes gens passionnés à travers le monde, qui donnent de leur temps, qui mettent toute leur énergie et leur volonté à atténuer la souffrance des autres. Dans mon travail, je croise toujours quelqu’un de motivé et engagé. Pour moi c’est fantastique, c’est un message d’espoir.
Dans mon travail, je croise toujours quelqu’un de motivé et engagé. Pour moi c’est fantastique, c’est un message d’espoir.
Je me rends souvent sur les terrains d’intervention pour des visites, et j’essaye toujours de passer du temps dans les salles d’attente de nos cliniques, à côté d’une personne âgée ou bien d’une jeune fille. Le fait de constater que ces personnes ont accès à des soins et à des traitements, et que quelqu’un va s’occuper d’elles dans un moment difficile de leur vie, et en toute sécurité, m’apporte une énorme satisfaction.
D’autre part, le fait de voir que notre combat contre les grandes firmes pharmaceutiques afin de diminuer les prix de certains médicaments (comme les antituberculeux) n’est pas vain et donne des résultats, c’est aussi une autre grande satisfaction.
Je suis vraiment reconnaissante pour tout ce que j’ai appris au sein de MSF. Je me suis enrichie de chaque rencontre, et j’ai l’impression de recevoir toujours plus comparé à ce que je peux donner.
Et pouvez-vous identifier des aspects négatifs?

Je ne parlerais pas d’aspects négatifs, mais plutôt de préoccupations. Une de mes préoccupations à l’heure actuelle est liée à notre croissance : en effet, à la différence d’une ONG à taille humaine, nos effectifs grandissant, il est nécessaire de s’organiser et d’instaurer des règles. Mais le risque, c’est de se concentrer davantage sur les procédures que sur les personnes: se mettre à la place de nos patients, de notre personnel et des personnes qui nous soutiennent, c’est ça l’esprit MSF. Et parfois c’est difficile de maintenir cet objectif.
Un autre sujet qui me préoccupe beaucoup, même si je l’ai évoqué précédemment, et qui n’est pas directement lié à MSF, c’est le fait de criminaliser facilement des personnes qui se trouvent dans des situations d’extrême vulnérabilité, d’ôter l’humanité de celles et ceux qui fuient la misère et la cruauté. C’est de plus en plus encré dans notre société, cette indifférence face au fait de parquer ces hommes, femmes et enfants dans des centres de détention, ou pire de les renvoyer dans ces pays où, on le sait, ils ont été et seront encore torturés. C’est une grande préoccupation et frustration, et c’est très difficile aussi pour nous, en tant que grande ONG, de pouvoir défendre les droits de ces gens. On fait de notre mieux, mais le problème est de taille (David contre Goliath).
Comment voyez-vous l’aide humanitaire dans 5 ans?
Si tu m’avais posé cette question à la fin des années 90, ma réponse aurait été différente d’aujourd’hui : c’était une période où l’on était encore optimistes, il y avait moins de conflits et de guerres, et surtout la communauté internationale parlait d’éradiquer la pauvreté. Au bout de 20 ans, je vois les choses complètement différemment : les crises deviennent chroniques et en même temps plus complexes.
L’aide humanitaire, malheureusement, je la vois de plus en plus assister les déplacements de populations, comme au Kenya ou au Moyen Orient. Sur le plan médical, on assiste à la réapparition d’anciennes maladies transmissibles et à l’apparition de nouvelles.
Quel conseils donneriez-vous à quelqu’un qui souhaite travailler dans l’humanitaire ?
Mon premier conseil serait d’être vraiment sûr de tes motivations, avant d’intégrer une ONG. Parce que le travail humanitaire, ce n’est pas seulement une opportunité de voyager: avant d’être un travail, c’est un engagement, c’est une passion, et une responsabilité individuelle. Alors demande-toi vraiment ce que tu veux faire. Deuxièmement, ta première mission ne se déroulera peut-être pas comme tu l’avais espéré, ou bien l’ONG que tu auras intégrée ne correspondra pas à tes attentes: si c’est le cas, n’abandonne pas, accroche-toi et crois en toi. Troisièmement, quiconque travaille dans l’humanitaire ne doit jamais oublier les principes de base: prendre soin des personnes, prendre soin de ses collègues, des communautés, faire preuve de curiosité, d’ouverture d’esprit, essayer de comprendre l’environnement qui t’entoure, faire preuve de modestie. Et n’hésite pas à donner ta propre opinion, reste en accord avec tes valeurs. Selon moi c’est la responsabilité de chacun.
Une dernière question: pouvez-vous résumer votre travail dans l’humanitaire en une phrase?
Travailler avec des personnes d’origines différentes partout dans le monde, qui partagent les mêmes valeurs, la même passion et le même engagement, qui oeuvrent chaque jour pour alléger la souffrance et redonner de la dignité. Être en face de l’enfant que vous avez soigné avec vos collègues quelques jours plus tôt, le voir recommencer à marcher, sourire et jouer, c’est un grand privilège.
Crédit images: Médecin Sans Frontière – Suisse