Dans la continuité de nos portraits sur les acteurs de la solidarité internationale, nous vous présentons aujourd’hui l’interview de Pietro Parrino, directeur des opérations chez Emergency. Il nous raconte son parcours professionnel dans le domaine de la coopération internationale, qui a débuté au Cambodge, en passant par l’Afghanistan, le Kenya et le Soudan.M
Quelle a été votre première expérience dans la solidarité internationale?
C’était en 1994 au Cambodge. Le projet était de construire un hôpital dédié à la chirurgie de guerre, plus spécifiquement aux victimes de mines antipersonnel et d’armes à feu. Très peu de temps avant mon arrivée, des traités de paix avaient été signés par les Khmers rouges. L’année 94 a été marquée par le retour de nombreux cambodgiens chez eux, après avoir vécu 20 ans dans des camps de réfugiés en Thaïlande. Mais d’une part rentrer à la maison impliquait aussi pour eux de passer par les zones de conflit dans le nord du Cambodge. D’autre part, lorsque les agriculteurs ont repris possession de leurs terres, ils se sont retrouvés au contact d’engins explosifs, avec pour conséquence des blessures importantes.
Ce qui m’a le plus frappé dans cette première expérience, c’est le fait d’avoir été témoin du retour d’une population entière dans son propre pays. Un peuple qui ne reconnaissait plus son propre pays et qui après 20 ans ne savait plus comment se le réaproprier. Leurs familles avaient disparues, leurs propiétés n’existaient plus. Toutes les personnes que j’ai croisées, étaient des survivants: ils avaient échappé à des massacres, mais comment se reconstruire, avancer sans racines, et après avoir perdu les siens?
Ils étaient tous dans la même situation: ils étaient pauvres, leurs familles avaient été exterminée et ils n’avaient pas de niveau d’études, ni de formations. Lors du recrutement pour la construction de l’hôpital, environ 150 personnes s’étaient présentées : on les a donc formées sur le tas à différents métiers: par exemple les dix premiers ont été formés comme chauffeurs, la seconde dizaine comme infirmiers, les dix suivants comme agents de nettoyage… Toutes ces personnes ont pu, avec le soutien de la communauté internationale, apprendre un métier.

Après le Cambodge, de quelles autres expériences pouvez-vous nous parler dans le domaine de la solidarité internationale?
Après le Cambodge je suis parti durant deux ans et demi au Kenya, en tant que délégué diplomatique pour la Somalie: en effet, l’ambassade italienne ne pouvant pas rester en Somalie avait été déplacée à Nairobi. Là bas je m’occupais principalement de la coopération italienne en Somalie. Après le Kenya, je suis parti quelques mois en Afghanistan, puis j’ai eu l’occasion de retourner au Cambodge en tant que responsable d’une autre ONG spécialisée dans les adoptions à distance.
Ensuite, je suis parti de nouveau avec Emergency, cette fois au Soudan dans la région de Khartoum, en tant que responsable: on y a bâti la clinique Mayo, un centre sanitaire situé dans un camp de réfugiés (environ 200 000 personnes). On a aussi fondé des services de pédiatrie, ainsi qu’un centre de chirurgie cardiaque.
Quelles sont vos plus grandes satisfactions?
La première, c’est de garantir l’accès aux soins pour tous, quelques soient leurs revenus. En effet, il existe des structures, mais peu de financements pour acquérir du matériel, embaucher des soignants… et ainsi dispenser des soins de qualité.
Ma deuxième satisfaction, c’est le travail en collaboration avec le staff local: pour chaque projet on travaille avec une équipe internationale, mais notre rôle c’est aussi de former le personnel local, afin qu’il soit autonome. Et cela ne concerne pas uniquement le personnel soignant, mais aussi les électriciens, les logisticiens, bref l’ensemble des personnes indispensables pour monter et faire fonctionner une structure de santé.
Quels aspects négatifs rencontrez-vous dans votre travail de tous les jours ?
La plus grande difficulté c’est la coopération internationale, qui certes est indispensable, mais pas assez modulable en fonction de chaque pays/région. Je m’explique: l’objectif d’Emergency, c’est de fournir des structures de soins basiques, et des services de pointe, ceux mêmes que l’on peut trouver chez nous en Italie. Nous amenons non seulement du matériel, mais nous transmettons également des connaissances, des nouvelles techniques qui évoluent avec le progrès de la recherche et de la médecine. C’est primordial pour nous.
Ce qu’il faudrait à tout prix, c’est une meilleure écoute au niveau local, prendre en compte les besoins spécifiques et s’adapter aux différences de cultures
Seulement, les financements de projets internationaux sont trop figés: l’approche est très standardisée, alors que la démarche devrait tenir compte et s’adapter aux différences et aux besoins spécifiques. Dans le système actuel, les levées de fonds sont destinées uniquement à des projets d’assistance de base. Mais la philosophie d’Emergency, c’est de soutenir à la fois les dispensaires et les hôpitaux de pointe, avec des soignants locaux formés. Il faut éduquer le personnel, toujours dans l’esprit de le rendre autonome et acteur de la bonne qualité des soins.
Pour cette raison d’ailleurs, d’autres ONG ont pris la décision de ne pas accepter certains types de fonds. Les petites organisations ont moins de marge de manœuvre, parce qu’elles dépendent de certains fonds institutionnels et donc ne peuvent développer une autre approche d’intervention. Ce qu’il faudrait à tout prix, c’est une meilleure écoute au niveau local, prendre en compte les besoins spécifiques et s’adapter aux différences de cultures. Les besoins et la volonté de chacun changent et évoluent: la population sud soudanaise n’a pas les mêmes besoins que la population sierras léonaise ou bien ougandaise.

Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui souhaite travailler dans le domaine de la solidarité internationale ?
Ce que j’ai pu observer, c’est que beaucoup de personnes passent par la voie universitaire afin de devenir coordinateurs de projet. C’est bien, mais je suis convaincu que quelqu’un qui franchit la porte de l’humanitaire avec un métier en poche (technicien, médecin, ingénieur…), et qui grâce à son expérience gravit les échelons jusqu’à pouvoir coordonner une équipe, sera beaucoup plus efficace, car il connaît parfaitement la réalité du terrain et ses difficultés.
La motivation c’est primordial. Lors de mon premier entretien de travail, l’une des questions posées était : « pourquoi voulez-vous travailler dans la coopération internationale? », ma réponse a été la suivante: « je veux quitter l’Italie et voyager dans le monde » ; donc autant vous dire que je n’ai pas été très convainquant. Le monde de la solidarité internationale est très fascinant mais il a aussi beaucoup de contraintes. Je me suis retrouvé dans des endroits complément perdus au milieu de nulle part, à travailler avec des gens que je n’ai pas choisis, donc ça pouvait être aussi bien une bonne expérience, comme au contraire une difficulté supplémentaire. Mais dans tous les cas, il fallait s’adapter. Je dois dire qu’il faut un équilibre intérieur et un bon mental, pour gérer certaines situations. Bref tout ça pour expliquer que travailler dans le domaine de la solidarité internationale, c’est véritablement un choix de vie.
Comment voyez-vous le monde de la solidarité internationale dans 5 ans ?
J’ai de l’espoir, je peux déjà voir une prise de conscience, à savoir que la sphère humanitaire a besoin de repenser la manière dont les actions sont entreprises dans les pays en voie de développement. Comment améliorer la collaboration avec les gouvernements, comment les institutions internationales peuvent-elles les inclure dans les prises de décision importantes qui les concernent directement?
Nous avons peu de retours sur la pertinence des décisions prises, car pas assez d’indicateurs: je pense que les donateurs institutionnels doivent sur la capacité à évaluer un projet, et à en mesurer les résultats. Dans les statistiques, il y a une multitude de données quantitatives, mais très peu d’informations qualitatives : exemple, on sait combien de blessés sont arrivés dans un l’hôpital donné, mais rarement combien de ces blessés sont sortis de cet hôpital en bonne santé.
Mais il y a aussi des avancées dans d’autres domaines: prenons l’exemple de l’OMS qui met en place des protocoles et des procédures pour faire face à des situations extrêmes. Ce qui manque certainement, c’est une instance qui coordonne une intervention dans sa globalité, c’est à dire qui gère aussi bien le WASH que l’aspect éducation, en passant par le domaine de la santé… actuellement les ONG qui œuvrent sur le terrain selon leur spécialités respectives, n’interagissent pas entre elles, donc il y a parfois des difficultés de compréhension ou relationnelles…
Quel livre ou film recommanderiez-vous à quelqu’un qui souhaiterait mieux comprendre la solidarité internationale ?
Je conseille ce film “No man’s land” (film de 2001), qui reste de l’ordre de la fiction, mais qui néanmoins est intéressant: l’histoire de deux soldats de camps opposés pendant la guerre de Bosnie. Coincés dans un no man’s land, ils doivent coopérer pour s’en sortir vivants. Un très beau film psychologique et critique, sans jamais dénigrer l’un ou l’autre camp, mais qui montre des innocents de chaque côté qui essaient de s’en sortir avec parfois des coups en traîtres, et le reste du monde qui observe sans réagir. Ce film rappelle que les civils sont les premières victimes, il pose de vraies questions, et porte un œil critique sur les actions de ceux qui sont au-dessus, les forces des Nations Unies.
Images : Emergency